Chana Cynamon, 23 ans, est l’une des 5 lauréates de la deuxième édition du Concours Corpo35 qui révèle les jeunes talents internationaux de la parfumerie.
En entrant à l’Ecole Supérieure du Parfum, elle se voyait déjà créer ses parfums dans un atelier d’artiste du sud de la France. C’est une toute autre réalité qu’elle a découverte dans les laboratoires de création des grandes marques. Après un détour par le marketing, Chana a fait le pari de retourner à la parfumerie pure et dure. Elle se dédie en particulier à la parfumerie d’ambiance, où liberté créatrice est plus grande.
Pouvez-vous nous parler de votre parfum Plutonium, qui vous a valu d’être lauréate du prix Corpo35 ?
J’ai eu plusieurs axes de création. On me disait toujours le parfum, c’est : “tête, coeur, fond”. Il y vraiment une progression dans le parfum. Et au lieu de juste construire un ensemble qui évolue, j’avais envie de raconter une histoire. Un départ fort, puis un voyage et à la fin une phase de repos, d’installation. C’était l’idée de départ. La thématique du concours était “Réinventer la marine”. Je me suis posé la question de ce que ça m’inspirait et pour moi, c’était vraiment les explorateurs. Les gens qui partaient sur les océans, voyageaient vers des terres inconnues sans même savoir s’il pourraient retourner un jour dans leur patrie. C’était le danger. C’était les explorateurs d’hier et je me suis demandée quels étaient les explorateurs de demain. Pour moi c’est clairement la conquête spatiale. J’ai transposé cette idée d’explorateur à la conquête spatiale.
Je suis partie sur une explosion de menthol pour le départ pour avoir ce boom supersonique de la fusée qui rentre dans un espace complètement froid, ensuite la fusée arrive sur une planète lointaine (les contrées des explorateurs) : j’ai utilisé des notes plus terreuses pour un côté assez humide, terreux, boisé. Et à la fin on découvre ce qui se passe sur cette planète, les habitants avec un accord peaux venus d’ailleurs assez musqué et lacté.
Pour l’inspiration, j’avais en tête David Bowie, la science-fiction des années 50. J’ai vraiment voulu raconter mon parfum comme un space opéra !
Que représente pour vous ce concours Corpo35 ?
C’est un défi. On travaille un brief comme en entreprise. Je savais que je n’étais pas la meilleure compositrice, que je n’allais pas faire la proposition la plus ronde, la plus équilibrée. Mon parti pris a été de me démarquer là où on ne m’attendait pas par rapport à ceux qui avaient plus d’expérience que moi.
J’ai commencé à travailler avant d’avoir les matières premières de Robertet. J’ai complété au fur et à mesure. J’ai construit ma présentation en même temps que mon parfum pour être sûre que je ne partais pas trop loin et que je restais connectée à cette idée de la marine.
Au niveau des retombées, j’ai été très étonnée, car j’étais loin du brief. Dans mon entreprise cela a beaucoup fait parler. Sortir de l’école et avoir un parfum sur le marché, c’est une opportunité incroyable ! En tant que parfumeuse, je n’attendais pas ça avant 10 ou 15 ans. Une première expérience de folie. Maintenant j’ai hâte de recevoir les impressions du grand public : est-ce que les gens vont aimer ? Est-ce que mon parfum va les toucher d’une certaine façon, même s’ils n’aiment pas. C’est effrayant mais excitant.
Quelle a été votre étape préférée dans le processus de création ?
Recevoir le brief. Le thème de la marine ne m’inspirait pas du tout ! Je ne suis pas une fan de parfums marins, la calone, c’est une matière que j’évite. Je me suis demandée ce que je pouvais faire pour rester dans le brief tout en me faisant plaisir et en me démarquant. C’est ce que je préfère : la base du processus créatif, l’histoire que l’on raconte. Ensuite, c’est beaucoup de technique, beaucoup d’essais. C’est un processus beaucoup plus frustrant.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile à gérer durant la création ?
La frustration justement. On se dit : “j’ai une idée de génie”, et puis on se rend compte au bout de 15 essais que ça ne fonctionne pas. On perd beaucoup de temps à toujours recommencer et rebalancer, parfois pour rien, car le résultat n’est pas là.
Avoir un premier parfum à son actif, cela donne confiance pour l’avenir, pour repartir dans des processus créatifs ?
Totalement. Je prépare le concours de la SFP (Société française des parfumeurs), parce que la thématique me plait beaucoup : le tabac. J’ai des idées à mettre en oeuvre. Maintenant je me dis aussi que l’on peut encore innover dans la parfumerie fine, on peut faire des choses différentes, mais personnellement, j’ai envie de réfléchir sur d’autres axes. Est-ce que le parfum peut devenir un outil militant ? Dans des manifestations pour réveiller la conscience publique ? Et j’ai envie aussi de parfumer des choses qui ne sont pas encore parfumées, comme les jeux vidéos. C’est une idée que j’ai depuis longtemps : faire du game play olfactif et que cela soit un élément central du jeu. Sans les odeurs les gens ne pourraient pas jouer ! Mais avant ça je veux apprendre mon métier.
Vous préférez utiliser des matières premières synthétiques ou naturels ?
Ce n’est pas important pour moi. J’aime transcender les matières naturelles, mais si on parle juste éthique entre utiliser un jasmin d’Inde où les ouvriers sont très mal payés et la pollution liée au transport est énorme, je préfère utiliser une hédione synthétisée en laboratoire et qui ne pollue presque pas. Je pense que le parfumeur a une responsabilité par rapport à ça. Après, le synthétique permet de valoriser le naturel. Il y a tellement de nouvelles matières qui sortent tous les ans. Si on veut sortir des codes établis, seul le synthétique le permet, il faut être honnête. Le naturel est élégant, mais le synthétique vient booster tout ça.
On ne met pas assez en valeur la provenance des matières premières. Les marques pourraient mettre en avant une certaine éthique, car les consommateurs sont de plus en plus sensibles à la composition des produits. Le luxe a une responsabilité.
Et les parfums des autres dans tout ça ?
Il y a des parfums que j’admire, mais que je porterais pas. Et des parfums que j’aime. En ce moment c’est Soleil Blanc de Tom Ford. Ce départ Cardamome, je le trouve magnifique, il m’a beaucoup inspiré sur d’autres créations, il a un côté lacté très chaleureux. Un parfum confortable comme je ne sais pas faire.
Après dans la création pure et dure il y a des partis pris intéressant comme chez Etat Libre d’Orange. Sécrétions magnifiques, par exemple, que je ne porterais pour rien au monde, mais il y a une idée derrière, un concept, une réflexion, et surtout il est reconnaissable entre mille. C’est ce qu’il y a de plus beau aujourd’hui dans la parfumerie. Dans les derniers lancements, j’ai adoré L’éclat de Cartier. On sort un peu du sucré dans la parfumerie conventionnelle, je suis contente.
Justement, c’est difficile de sortir de la parfumerie conventionnelle quand on se lance ?
Oui, c’est difficile. Ceci dit, il faut apprendre. Tous les peintres ont besoin d’apprendre la peinture classique pour un jour faire de l’art moderne. Ça ne me dérange pas de faire mes gammes sur un parfum plus conventionnel. Il faut apprendre d’où viennent les notes les accords, pourquoi à quel moment. Après j’ai peur que certains accord classiques me viennent trop automatiquement, mais ceci dit ma parfumerie étant encore très brute, ce n’est pas plus mal qu’elle devienne un peu plus lisse par moment.
Comment rendre accessible la haute parfumerie ? Y-a-t-il aussi un rôle à tenir des créateurs ?
Il y a plusieurs choses. Déjà les créateurs de niche ont le devoir de ne pas faire de la parfumerie mainstream. Beaucoup de marques de niche qui se lancent proposent des copies de Dior, Chanel … Je ne vois pas l’intérêt de proposer ce type de parfumerie. Même si on est d’accord, une marque doit vendre ! Le consommateur n’est pas toujours prêt. Si on veut garder l’esprit de niche, il faut accepter qu’on ne peut pas toucher tout le monde. Mais le parfumeur peut s’adresser au public, aux consommateurs pour avoir un impact. Ensuite c’est une éducation olfactive que l’on doit recevoir dès la naissance, mais que l’on n’a presque pas. A force de sentir toujours la même chose, les gens n’aiment que les mêmes notes. Quant au rôle du marketing, certains artistes sont capables d’avoir une vision à 360°. Avoir des concepts novateurs va attirer d’autres gens : ceux qui cherchent autre chose que le jus. Pourquoi pas du street art parfumé pour éduquer le nez du consommateur ? Il faut que la parfumerie de niche aillent aux gens, dans la rue, et que les gens y aient accès, la découvre, s’en imprègne, et puisse ensuite l’aimer.
Des gens avec qui collaborer ?
Oh oui beaucoup ! Mathilde Laurent, quelqu’un que j’estime énormément. Dans ce monde un peu lisse de la parfumerie elle a une vraie personnalité. Une vraie intelligence. Elle est très engagée et pourtant elle travaille chez Cartier. Elle garde une identité luxe tout en proposant des choses très différentes. Ensuite il y a des marques de niche que j’apprécie énormément : Unum, Liquides imaginaires, c’est un univers un peu gothique plus spirituel et cela m’inspire énormément.
J’ai envie de travailler avec des femmes. Il y a trop de peu de femmes dans la parfumerie aujourd’hui, ou elle n’ont pas la reconnaissance qu’elles devraient avoir. C’est important de le souligner.
Pourquoi ? Les femmes osent moins ?
Oui, et je pense que l’on voit assez vite les barrières auxquelles on va être confrontées. Je pense qu’on nous apprend à être moins ambitieuses, moins combatives. Donc elles se tournent plus vers l’évaluation (95% de femmes). Il y a une image que les marques veulent donner et peut-être qu’elles souhaitent donner une image d’homme. Il faudrait leur demander.
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